L’homme, ce chien pour l’homme

L’homme, ce chien pour l’homme

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La scène d’ouverture est calme, trop calme. La jeune Lili, juchée sur son vélo, traverse un pont vide où gît une voiture abandonnée, portière ouverte. Personne à l’horizon. Plus loin, ce sont les rues qui sont désertes, comme si malgré le jour et la lumière éclatante qui éclaboussent la chaussée, c’était la fin du monde pure et simple qui s’y était implacablement installée. Le silence règne quand soudain, surgissent aux trousses de l’enfant une meute de chiens enragés, galopant à en perdre haleine vers une destination que l’on ignore. Le spectateur entre alors dans « White God » avec un avant-goût d’apocalypse inexpliquée : les chiens fuient-ils ou poursuivent-ils la fillette ? Ont-ils un but ? Pourquoi continue-t-elle à pédaler, droit devant elle ? La séquence s’interrompt brutalement, et laisse en suspens l’issue de la scène, un plan large où la meute semble engloutir le vélo avant de disparaître derrière un mur, au ralenti.

Nous sommes à Budapest, en Hongrie. Pour favoriser la reproduction des chiens de race, le gouvernement impose une taxe sur les bâtards à tous les foyers. La jeune Lili et son chien Hagen se retrouvent alors entraînés dans un cauchemar sans fin où, séparés, ils doivent subir une loi implacable et arbitraire. La taxe devient ici une arme de dissuasion et de contrôle : vidée de son rôle de redistribution et de justice sociale, elle n’est plus qu’un châtiment cruel et sadique, dont l’oppression vicieuse dépasse de loin la pure et simple interdiction. Kornél Mundruczó utilise ici la parabole canine pour illustrer avec un réalisme troublant la société hongroise, où le gouvernement libéral et nationaliste de Viktor Orbán cohabite dans les sondages avec le parti d’extrême-droite Jobbik.

chien

Wild dogs

Jeté à la rue par le père de Lili, qui craint la nouvelle taxe, Hagen quitte le cocon domestique et tente de survivre à l’état sauvage, avant de rejoindre un groupe de chiens errants. L’instabilité et les sursauts permanents de la caméra illustrent ici le sentiment d’urgence et de fébrilité qui anime Hagen, égaré mais traqué. La jeune Lili, elle, garde tout au long du film ce visage grave et mature, incrustant au milieu d’un casting presque uniquement masculin l’empreinte d’une force féminine de résistance sans âge, sans illusion. Les seules marques de douceur qu’elle manifeste sont l’affection qui la lie à son chien et à sa musique. Comme un triangle fragile, Lili aime Hagen, puis joue de la trompette. Hagen écoute et s’endort en aimant Lili. Cet équilibre, qui pour certains frôlera la mollesse voire l’idéalisme mielleux, révèle pourtant l’issue du film. Cette vingtaine de minutes, où le réalisateur nous plonge dans l’insurrection de plus de deux cent chiens « échaudés » par leur séjour en fourrière, monte crescendo pour exploser en attaques sanglantes voire carrément gores des anciens maîtres de la cité. Le plan final lui, semble être le constat froid que la servitude volontaire reste l’indépassable condition du système.

On connaît déjà toute la cruauté que les hommes savent infliger aux animaux, et surtout à ceux qu’ils prétendent domestiquer. Et celle qu’a voulu nous montrer Kornél Mundruczó, la pire peut-être, est ce transfert, cet apprentissage brutal du désir de tuer et d’éliminer. C’est l’invention de cette haine qu’infligent à Hagen les hommes du film, des courses-poursuites épuisantes pour échapper à la fourrière aux combats de chiens organisés sous les toits de tôle, la mort en jeu. Lorsqu’il est vendu par le propriétaire d’un restaurant à un dresseur particulièrement véreux et organisé, Hagen entre dans ce cercle vicieux. Celui où le dominant orchestre, par les coups et les drogues, le glissement rampant de l’esprit simple et confiant du dominé vers la soif sanglante de détruire. La mise en scène de la violence humaine, qui rappelle à certains égards celle du film « Amours chiennes », d’Alejandro González, tient tant dans l’oppression chronique des lois naturelles que politiques. Les hommes, en plus d’avoir le pouvoir de cette « violence légitime » sur l’animal, peuvent aussi légiférer et choisir de laisser vivre ou de faire mourir. Un constat cynique et cinglant des dérives de l’autoritarisme et de la manipulation des masses, qui résistent ou renaissent encore aujourd’hui en Europe.

WHITE GOD, de Kornél Mundruczó
Avec Zsófia PsottaSándor ZsótérLili Horváth
Hongrie, 2014, 1h59

 

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