En Uruguay, des Uru-berlus légalisent pour réduire les trafics de Cannabis.

8 décembre 2013

En Uruguay, des Uru-berlus légalisent pour réduire les trafics de Cannabis.

sous cannaDéjà le 26 avril 2011, le cannabis avait été dépénalisé en Uruguay: il pouvait être cultivé en petites quantités pour usage personnel. La loi en interdisait cependant le trafic, le distribution et la production. C’est en juin 2012 que le gouvernement de Mujica a annoncé un projet de légalisation de la vente de cannabis contrôlée par l’Etat, afin de combattre les crimes liés aux trafics de drogues et les problèmes d’enjeux sanitaires dérivant de l’usage de stupéfiants. A l’époque, il s’agissait d’un projet de 15 mesures dont le principal objectif était de lutter contre la hausse de l’insécurité. Ces mesures prévoyaient notamment des peines plus sévères pour les cas de corruption policière ou de trafic de pâte de cocaïne, ainsi que pour les mineurs délinquants. Il était également question de rendre les services de police plus efficaces.

Depuis l’accession au pouvoir du Frente Amplio au pouvoir en 2009, avec à sa tête Mujica, l’Uruguay représente un Etat précurseur en matière de politiques publiques progressistes. En effet, avec la dépénalisation de l’avortement et du mariage gay, le pays avait déjà fait preuve d’un certain dynamisme législatif, en phase avec les moeurs de sa société. Désormais, le gouvernement s’attaque à un enjeu de plus grande ampleur, car il serait le premier pays au monde à légaliser la consommation et la production de cannabis. Ainsi, selon la loi, «L’Etat assumera le contrôle de l’importation, de l’exportation, de la plantation, de la culture, de la récolte, de la production, de l’acquisition, du stockage, de la commercialisation et de la distribution du cannabis et de ses dérivés». C’est le 31 Juillet 2013 que la chambre des Députés uruguayenne a adopté une loi visant à la légalisation et à la régulation de la consommation et de la vente de cannabis, par 50 voix contre 46. Dans l’attente de sa ratification par le Sénat, (où le Frente Amplio est majoritaire), qui devrait être réalisée le 10 décembre, les pouvoirs publics porteurs du projet ont commencé à organiser la mise en place de cette politique de santé publique et de lutte contre la criminalité liée aux trafics de stupéfiants. Seul un référendum à l’initiative de l’opposition pourrait encore bloquer le processus législatif. La loi fut votée en aval du décret-loi nº 14.294 datant du 31 octobre 1974, qui autorisait l’usage du cannabis mais rejetait la production et la commercialisation dans la clandestinité.

La commercialisation, selon le Secrétaire Général du Conseil national des drogues (JND) uruguayen, Julio Calzada, devrait débuter mi-2014. Sur un total de trois millions d’habitants, près de 120 000 personnes consommeraient du cannabis au moins une fois par an, selon l’Office National des drogues, soit 18 000 par jour. Un uruguayen sur cinq aurait déjà fumé (Hommes: 25,2% Femmes: 15,2%), et concentration à 26,9% à Montevideo (Intérieur: 11%).

L’Uruguay possède des avantages structurels et contextuels dans la mise en place de cette loi: c’est un petit pays, avec peu d’habitants, et qui, comme l’a souligné Julio Calzada, possède une géographie peu propice au narco trafic: pas de montagnes ou de jungle. De plus, le pays est peu touché par la grande violence liée au narcotrafic: 85 crimes spécifiques au milieu en 2012. La mise en place de ce projet est ancrée dans un contexte latino-américain de rejet progressif des politiques prohibitionnistes depuis quelques années, et qui commence également à s’installer en Amérique du Nord. En effet, il y a une quarantaine d’années, en 1971, le président US Nixon avait déclaré la drogue «ennemi numéro 1 des USA» et avait lancé une guerre contre les cartels en Amérique Latine (War on drugs). Ainsi, la majorité des pays du sous-continent ont calqué leurs politiques en matière de stupéfiants sur les USA, c’est à dire en instaurant des législations prohibitionnistes visant à criminaliser aussi bien les producteurs et les trafiquants que les consommateurs. Et selon certains analystes, la largesse de ce spectre criminel rendrait caduque les outils de répression mis en place par les Etats, notamment à travers de l’autonomisation des grandes organisations criminelles et à une régionalisation du trafic.

Ainsi, ces derniers temps, des voix se sont élevées en Amérique latine pour réclamer un changement des mentalités et des législations en faveur de la légalisation. L’objectif serait de trouver une solution alternative à la guerre menée contre le narcotrafic, qui rien qu’au Mexique, a entraîné la mort de plus de 70 000 personnes depuis décembre 2006. Le principal obstacle à de tels changements reste les Etats-Unis, même si lors du dernier Sommet des Amériques, qui a eu lieu en avril 2012 à Carthagène (Colombie), le président Barack Obama a estimé qu’il était “parfaitement légitime d’aborder le sujet”.

A travers cette loi, l’Etat uruguayen se réapproprie ainsi un marché informel jusqu’alors contrôlé par des groupes illégaux et considérés comme dangereux pour la cohésion sociale. Ce marché touche ainsi de nombreux pans de la société, tels que l’économie, la santé et les institutions politiques, à travers ses impacts en termes de financement du crime organisé, de la traite humaine, de la vente d’armes ou du blanchiment d’argent. Le but annoncé par le gouvernement fut donc d’abord de couper les consommateurs des réseaux de trafiquants afin de concentrer la répression sur ces derniers.

L’Uruguay, Etat fort et de petite superficie, représentera ainsi à partir de 2014 le premier laboratoire politique au monde en termes de légalisation du cannabis. Dès lors, les questions relatives au contexte national qui se posent sont: `

-La stratégie de dépénalisation et de légalisation permet-elle de réduire la violence et la délinquance ?
-Y aura t-il une amélioration la santé publique en matière de prévention, de prise en charge, de traitement et d’aide à la réinsertion des patients ?
-L’Etat saura t-il gérer économiquement cette nouvelle manne fiscale ?
-Pourra t-il éviter l’émergence ou la recrudescence d’un marché noir ?

La stratégie du gouvernement est basée sur le principe de «Réduction des risques et des dommages». C’est une approche basée sur la défense de l’usager et non sur sa répression, sa criminalisation et sa «pathologisation» depuis «le haut» (les autorités publiques). L’accent est mis sur l’accès à des services de proximité, et l’on recherche ainsi une alternative en termes de santé publique, face à ce qui est considéré comme l’échec des modèles «moralistes/criminalisants».

Plusieurs objets sont concernés par la promulgation de cette loi, qui représenterait un changement en termes de politiques publiques au niveau national, mais qui s’inscrit aussi dans un processus commun à tout le continent latino-américain en termes de régulation du marché de la drogue par les Etats. Les droits du citoyen, tout d’abord: l’Etat cherche par cette loi à articuler et à mettre en cohérence le droit des citoyens à disposer  «du plus haut niveau de santé possible, du droit à profiter librement des espaces publics dans des conditions sûres, (…) et à la prévention, au traitement et à la réinsertion sociale en cas de maladie». Jusqu’ici, la loi ne criminalisait pas la consommation de cannabis, mais en revanche sanctionnait les formes d’accès à la substance. On parlait de «tolérance» à l’égard des consommateurs. Ils ne risquaient pas de poursuites pénales mais juste d’être accusés de délit et de devoir payer une amende. En revanche, ce qui était poursuivi par la loi était le circuit en amont (production et vente). L’idée principale ici est de faire coexister le droit des citoyens à la santé et à la sécurité et le cadre légal du marché du cannabis. On veut avant tout protéger le citoyen des conséquences du narcotrafic et de la délinquance en matière de vente illégale de stupéfiants.

Artículo 4 º. « La presente ley tiene por objeto proteger a los habitantes del país de los riesgos que implica el vínculo con el comercio ilegal y el narcotráfico buscando, mediante la intervención del Estado, atacar las devastadoras consecuencias sanitarias, sociales y económicas del uso problemático de sustancias psicoactivas, así como reducir la incidencia del narcotráfico y el crimen organizado. »

Puis, il y a un enjeu en termes de santé publique : “Nous pensons que l’interdiction de certaines drogues pose plus de problèmes au sein de la société que la substance proprement dite”, a déclaré Eleuterio Fernández Huidobro, ministre uruguayen de la Défense, lors d’une conférence de presse. L’Uruguay a déjà fait preuve de politiques efficaces en termes de santé publique, notamment en ce qui concerne le tabac et l’alcool. Cela lui a d’ailleurs valu de devoir s’opposer au géant Philip Morris en 2011. Cela se traduira ici par la mise en place de politiques d’éducation et de prévention au sein des institutions scolaires et universitaires, notamment. Dans les villes de plus de 10 000 habitants, seront instaurés des dispositifs d’information, de conseil, de diagnostic, d’attention, de réinsertion et de traitement des patients et des usagers.

De plus, l’Etat cherche à couper et paralyser les activités des narcotrafiquants, en décidant de vendre 1 dollar le gramme de cannabis contre 1,5 $ sur le marché noir. Enfin, il bénéficiera de l’obtention de rentrée de fonds (fuite estimée à environ 30 millions de dollars par an) à travers un système de taxation sur le marché régulé.

Les politiques publiques en matière de santé, et plus particulièrement en ce qui concerne les drogues, sont transversales et articulent de nombreux enjeux auquel l’Etat doit faire face. En effet, outre les problèmes de santé publique pour les citoyens, le trafic et la consommation illégale de stupéfiants touche les secteurs de l’économie, de la sécurité, mais également des institutions en termes de dérives corruptrices au sein de la classe politique.

Les outils mis en oeuvre sont multiples, pour mener à bien cette politique: le projet définit un système de permis et un mécanisme de régulation. Il créé l’IRCCA (Instituto de Regulación y Control del Cannabis), intégré par le Ministère de Santé Publique, celui de l’Elevage, de l’Agriculture et de la Pêche, et du Développement Social. La Junta Nacional de Drogas également. Cet organisme est chargé de la régulation et génère des communiqués et des publications pour une évaluation constante des impacts de la politique.

Le système de permis:
Afin de contrôler le marché, seront octroyés trois types de permis:

  1. Les permis pour la production, qui autorisent les établissements concernés à produire du cannabis à des fins d’usage personnel et médicinal. Ils autorisent aussi la production de chanvre ou de cannabis non psychotropes/psychoactif.
  2. Les permis pour la commercialisation qui autorisent les établissements à vendre
  3. Les permis pour l’approvisionnement personnel qui permettent aux individus d’accéder au cannabis à travers trois moyens:

-Autoculture: six plants maximum et 480 g par an
-Sites de vente autorisés, comme les pharmacies (40g max par personne et par mois)
-Clubs de cannabis, où l’on peut cultiver la substance en quantité proportionnelle au nombre de membres (comprenant un minium de 15 et un maximum de 45 personnes et pourront détenir jusqu’à 99 plants)

Enfin, le système de régulation (réduire les risques et les dommages) permettra le respect de la loi:
-Interdiction de commercialisation aux moins de 18 ans
-Peines pour ceux qui conduisent sous effet de la drogue
-Sanctions pour les cultures illégales (sans autorisation)
-Restriction et législation en ce qui concerne les espaces publics et pas de pub

Les grands axes de la réforme sont donc de contrôler l’offre, de réduire la demande et plus globalement de résoudre les problèmes qui dérivent du marché de la drogue (blanchiment d’argent). La culture ne sera permise qu’aux ressortissants uruguayens ou aux étrangers résidents légaux. Mujica a présenté cette mesure comme une forme « d’expérimentation ». Il a aussi affirmé que si plus de 60% des citoyens s’opposaient à la mesure elle serait annulée. Or, un récent sondage de l’institut CIFRA montre que près de 63% de la population s’oppose à la loi. Cela pose un problème démocratique, mais surtout en ce qui concerne le changement de politique. Ici, comme les lois sur l’avortement et le mariage gay, les institutions prennent en compte la réalité sociale pour y adapter la loi. La loi s’adapte aux moeurs. Ici, la loi prend en compte une réalité: la présence croissante du cannabis dans les pratiques des citoyens, même si une majorité serait contre. Il s’agit donc d’encadrer un fait social jusqu’alors comme délictuel par l’Etat, voire même à le rendre visible et institutionnalisé. Le changement par les politiques publiques soulève ici la question du «dialogue» et de l’interaction entre les pouvoirs publics (la loi) et le reste de la société (les citoyens). On peut penser à l’année 1981 en France, lorsque le Président d’alors, François Mitterrand, a aboli la peine de mort, alors que la majorité des français était encore favorable à cette mesure. Aujourd’hui, personne (ou presque) n’irait la remettre en cause. On peut donc envisager un pouvoir transformateur de la loi dans les moeurs: la routinisation et l’acceptation du changement institutionnel et politique dans les pratiques quotidiennes peuvent être attribuées à plusieurs facteurs: légitimité du chef de l’Etat, ouverture politique à l’opposition, implication politique des citoyens…L’Etat uruguayen serait-il plus progressiste que ses citoyens, en «avance» sur l’opinion ?

Selon Jean Rivelois, sociologue et chercheur à l’IRD, l’argument idéologique soutient aussi que c’est contre les USA que cette politique s’inscrit, comme un mauvais coup joué contre l’ennemi impérialiste, en somme. Reste à voir si la loi se traduira concrètement dans les faits par une diminution de la criminalité et une amélioration de la santé publique. Quoiqu’il en soit, c’est tout ce que nous souhaitons à l’Uruguay.

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Commentaires

Serge
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Un excellent article, trÈs instructif sur l'expérience uruguayenne en la matiere, mais bon, je me demande toujours si cela est exportable dans un pays comme le brésil par exemple...
J'entends dire que dans l'Ohio on adoterait une loi similaire